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5 juillet 2011 2 05 /07 /juillet /2011 17:06




Ce temps des olives. Je ne connais rien de plus épique.

*

De la branche d'acier gris jusqu'à la jarre d'argile, l'olive coule entre cent mains, dévale avec des bonds de torrents, entasse sa lourde eau noire dans les greniers, et le vieilles poutres gémissent sous son poids dans la nuit. Sur les bords de ce grand fleuve de fruits qui ruissellent dans les villages, tout notre monde assemblé chante.

*

Il y a d'abord les blondes chansons des jours clairs et le basson des vieilles femmes, et celle qui détonne, et tous ceux des vergers crient : « Oh là, oh, là, quel mal d'oreilles », crient à en faire sonner la colline et les derniers, là-haut, vers les bois sauvages, lèvent les bras pour montrer qu'ils ont entendus. Il y a la limpide clarinette des jeunes filles et les garçons à peine mûrs qui chantent comme des scies, mais, tout ça, tant bien marié que c'en est comme du petit lait et des sorbes. De ce temps, Virgile est là dans les olivettes avec sa palme, se promenant à petits pas, un mot doux pour chaque chose, l'âne gris qui se frottes les poils dans les chardons, la mule un peu folle qui fait les quatre cents coups pour le cheval de Marius, et le cheval ne la regarde même pas; la verdelette petite herbe qui sera le blé; le poil en brosse des haies mortes avec une fleur rouge au cœur, une fleur dont on ne sait pas le nom parce qu'il y a tant d'épines et qu'on ne peut pas la prendre. Il y a Virgile et ce bel habit de fil de lin, une chose tant propre qu'on voudrait avoir le cœur fait de ça : un coup de savon, un plongeon au ruisseau, et net et beau, plus de soucis. Si l'air est âpre c'est tant pis. Ça c'est le temps de la cueillette, le temps où l'on trait l'arbre comme on ferait pour traire une chèvre, la mais à poignées sur la branche, le pouce en l'air, et puis, cette pression descendante. Mais, au lieu de lait, c'est l'olive qui coule.

*

Après, il y a la chanson rouge et noire qui gémira dans le bourg tout au long des nuits, sans arrêt, sourde, comme souterraine. De grands coups tapés au fond de la terre comme un volcan qui tressauterait, cognant de son poing de feu contre la paroi de roche. Une longue plainte avec une tête de fer pointue ondule et vrille l'oreille, entre, et tout son serpent gémissant vient se lover dans la courgette du crâne, sous le bonnet de coton. Alors, comme on écoute, là-bas, dans le fin fond des caveaux, dans toute cette éponge de caves et de cuves sur laquelle le bourg est bâti, sonne la grave mélopée d'un chant qui vient de l'enfer. Ça, pour la pleine nuit, mais, à l'heure de chien et chat, on a dit aux petites couturières : « Ne passez plus par la ruelle de la Vieille-Boucherie » - ou bien : « N'allez pas à la rue Sans-Nom. » - Ah, va, sitôt qu'on a dégrafé le ciseau et qu'on s'est epeluché des fils blancs, sitôt sur la place, les voilà agglutinées bras à bras, à se chuchoter et à rire, et à pouffer, et à se pousser, et se chatouiller, et se dire : « On est grandes quand même. » Tant que d'une à l'autre, l'élan venant comme d'une eau balancée, les voilà dans l'ombre à tâter les murs; les voilà sur la pointe des pieds. La rue sent la vieille bête sauvage. C'est comme une bauge chaude où dort le crique-croque qui écrase les petites filles en s'y roulant dessus à la façon des vieux sangliers. Le cœur leur remonte à la gorge et, tout d'un coup... Ah, tout d'un coup, une porte claque, un jet de vapeur, un ruissellement de lumière. Là-bas, au fond, des hommes nus tout luisants, de grandes vis luisantes aussi qui descendent du plafond et s'enfoncent dans la terre, des hommes nus cramponnés à des barres comme des désespérés et qui tirent avec tout l'arc de leurs reins. Un grand chant grave, chaud et poisseux leur souffle son haleine de lion, et les voilà comme des hirondelles éparpillées, toutes en cris.
C'est le temps du pressoir, le temps où, autour du pressoir, la dure peine écrase l'homme sous ses chaînes. Dans l'ombre Dante frappe de son poing sec sur un grand chaudron de cuivre.

 

 

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26 juin 2011 7 26 /06 /juin /2011 17:20

Non, la durée était un sentiment
le plus fugitif de tous,
plus rapide souvent qu'un instant
imprévisible, ingouvernable, insaisissable, immensurable.

[...]


La durée est en rapport avec les années
avec les décennies, avec le temps de notre vie ;
la durée est sentiment de vie.[...]

Or, la durée, c'est l'aventure de l'année qui passe,
l'aventure du fait quotidien
mais elle n'est pas une aventure de l'oisiveté
ni l'aventure d'un temps libre (si actif soit-il).

[...]

Le poème de la durée est un poème d’amour.
Il parle d’un amour au premier regard
suivi d’innombrables premiers regards.
Et cet amour n’a sa durée dans aucun acte,
bien plutôt dans l’avant et l’après
où par cet autre sens du temps que donne l’amour,
l’avant est l’après
et l’après l’avant.

[...]

Le sursaut de la durée
entoure en lui-même déjà un poème,
il donne une mesure muette,
qui ajoute et libère
et fait battre dans mes veines le pouls d'une épopée
où le bien finira par vaincre.

Avec la main de la durée qui se pose
la blessure se ferme
et je la sens seulement
Quand elle se ferme.

Le choix de la durée, c'est ce
qui m'a manqué.
Celui qui n'apprit jamais la durée
n'a pas vécu.

La durée ne déplace pas,
elle me replace.

.

PETER  HANDKE

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10 juin 2011 5 10 /06 /juin /2011 08:48
 

 

Le petit prince: extrait n° 3

Rencontre avec le renard

C'est alors qu'apparut le renard.
-Bonjour, dit le renard. ..
-Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.
-Je suis là, dit la voix, sous le pommier.
-Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli..
-Je suis un renard, dit le renard.
Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...
-Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé
-Ah ! pardon, Et Je petit prince.
Mais, après réflexion, il ajouta:
-Qu'est ce que signifie « apprivoiser » ?
-Tu fi es pas d'ici, dit le renard, que cherches-tu!
-Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu'est-ce que signifie « apprivoiser » ?
-Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C'est bien gênant! Ils élèvent aussi des poules. C'est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?
-Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu'est-ce que signifie « apprivoiser »?
-C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens... »
-Créer des liens ?
-Bien sûr, dit le renard. Tu n'es encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons.
Et je n' ai pas besoin de toi. Et tu n'a pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde...
-Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivoisé...
-C'est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses.
-Oh! ce n'est pas sur la Terre, dit le petit prince. Le renard parut très intrigué:
-Sur une autre planète ?
-Oui.
-Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?
-Non.
-Ça, c'est intéressant! Et des poules ?
-Non.
-Rien n'est parfait, soupira le renard.
Mais le renard revint à son idée:
-Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie donc un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m'appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé...
Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince:
-S'il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il.
-Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de
temps. J'ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
-On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis.
Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
-Que faut-il faire ? dit le petit prince.
-Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'oeil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près...
Le lendemain revint le petit prince.
-Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l'après- midi, dès trois heures je commencerai d'être heureux. Plus l'heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m'agiterai et m'inquiéterai; je découvrirai le prix du bonheur! Mais si tu viens
n'importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m'habiller le coeur. Il faut des rites.
-Qu'est-ce qu'un « rite » ? dit le petit prince.
-C'est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les
filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu'à la vigne. Si les chasseurs dansaient n'importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n'aurais point de vacances.
Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l'heure du départ fut proche:
-Ah ! dit le renard... je pleurerai.
-C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal,
mais tu as voulu que je t'apprivoise...
-Bien sûr, dit le renard.
-Mais tu vas pleurer! dit le petit prince.
-Bien sûr, dit le renard.
-Alors tu n'y gagnes rien !
-j'y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.
Puis il ajouta:
-Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d'un secret.
Le petit prince s'en fut revoir les roses.
-Vous n'êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n'êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisées et vous n'avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n'était qu'un renard
semblable à cent mille autres. Mais j'en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.
Et les roses étaient gênées.
-Vous êtes belles, mais vous êtes vides, leur dit-il encore. on ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu' elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c'est elle que j'ai arrosée. Puisque c'est elle que j'ai mise sous globe. Puisque c'est elle que j'ai abritée par le paravent. Puisque c'est elle dont j'ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c'est elle que j'ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même Quelquefois se taire. Puisque c' est ma rose.
Et il revint vers le renard:
-Adieu, dit-il...
-Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple: on ne voit
bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux.
-L'essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.
-C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
-C'est le temps que j'ai perdu pour ma rose... lit le petit prince, afin de se souvenir.
-Les hommes ont oublié, cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose...
-Je suis responsable de ma rose... répéta le petit prince, afin de se souvenir.

Antoine De Saint-Exupéry
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9 juin 2011 4 09 /06 /juin /2011 15:20



Le vol arrêté

Quelqu'un a remarqué un fruit pas mûr
On a secoué l'arbre, et un fruit est tombé
Voilà la chanson de celui qui n'a pas chanté
Et qui n'a pas su qu'il avait une voix.
Peut-Être que son destin n'a pas marché
Et qu'il a loupé sa chanson
Et que la corde de sa guitare était mal tendue
Il a commencé timidement par un 'Do'
Mais il n'a pas pu tenir la note...

Son accord n'a pas résonné
Et il n'a inspiré personne
Le chien aboyait
Le chat attrapait des souris...

Que c'est drôle, pas vrai, c'est drôle ! drôle !
Et lui, il blaguait, mais ses blagues tournaient court.
Il n'a pas vraiment goûté le vin
Ni même trempé vraiment ses lèvres.
Il ne faisait qu'engager des disputes
Sans assurance, sans se hâter,
Comme des gouttelettes de sueur s'échappent des pores
Son âme sourdait sous sa peau.
Il avait juste commencé le duel au tapis
Il avait eu à peine le temps de débuter.
Il avait tout juste pu s'orienter dans le jeu
Et l'arbitre n'avait pas eu le temps d'ouvrir le compte.
Il voulait tout savoir de A à Z
Mais il n'a pas vraiment atteint

Ni le savoir, ni le fond
Il n'a pas creusé jusqu'aux abysses
Et celle qui fut l'unique
Il n'a pas su vraiment l'aimer

C'est drôle, pas vrai, c'est drôle ! drôle !
Il se hâtait, mais pas encore assez
Et tout ce qu'il n'a pas résolu
Il l'a laissé irrésolu
Je ne mens pas d'un iota, je ne mens pas
Il était le serviteur du style pur
Il lui écrivait des vers sur la neige
Hélas, les neiges fondent
Mais alors la neige tombait encore
Et on était libre d'écrire sur la neige
Il saisissait de ses lèvres en pleine course
De gros flocons et des grêlons.
Mais dans un carrosse d'argent
Il n'est pas arrivé jusqu'à elle

Le fuyard, l'évadé, l'évadé n'a pas atteint son but
Il n'a pas réussi son vol, sa cavalcade
Et son signe zodiacal, le Taureau

Lapait la froide voie lactée
C'est drôle, pas vrai, c'est drôle ! drôle !
Quand il manque juste quelques secondes
Un maillon manquant,
Un vol arrêté
C'est drôle, pas vrai ? Eh bien voilà
Ça vous semble drôle, et même à moi.
Le cheval en plein galop et l'oiseau en plein vol
À qui la faute ?





Vers les cîmes



Eh bien voilà, mes mains ne tremblent plus,
Maintenant, je peux monter !
Eh bien voilà, dans le ravin, a roulé ma peur
À jamais, à jamais.
Aucune raison d'être arrêté,
J'avance, en glissant
Et dans le monde, il n'est pas sommet
Qu'on ne puisse vaincre.
Parmi les routes inviolées
Il en est une pour moi
Parmi les limites infranchies
Il en est une pour moi [que j'ai dépassée]
Et le nom de ceux qui reposent ici,
Les neiges le dissimulent.
Parmi les routes où nul n'a marché,
Il en est une qui est la mienne.
Ici, toute la pente est inondée
De la lumière bleue des glaces
Et le secret de traces inconnues
A été conservé par le granit.
Et je regarde [dans/vers] mon rêve
Au-dessus des têtes
Et j'ai une foi sacrée en la pureté
Des neiges et des paroles.
Et qu'un long temps s'écroule,
Je n'oublierai pas
Qu'ici en moi j'ai pu anéantir
Le doute.
Ce jour-là, en murmurant l'eau me souhait
"Le succès, toujours."
Mais quel jour c'était donc ?
Ah ouais ! ... Mercredi ! ...
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8 juin 2011 3 08 /06 /juin /2011 10:45

 

Ils sont en face de moi, l'œil rond, et je me vois soudain dans ce regard d'effroi : leur épouvante.

Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches. Pas de visage, sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je frôlais une arcade sourcilière, des pommettes saillantes, le creux d'une joue. J'aurais pu me procurer un miroir, sans doute. ON trouvait n'importe quoi au marché noir du camp, en échange de pain, de tabac, de margarine. Même de la tendresse, à l'occasion.

Mais je ne m'intéressais pas à ces détails.

La preuve d'ailleurs, je suis là.

Ils me regardent, l'œil affolé, rempli d'horreur? (…) C'est l'horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard de fou, dévasté.

Je voyais mon corps, de plus en plus flou, sous la douche hebdomadaire. Amaigri mais vivant : le sang circulait encore, rien à craindre. Ca suffirait, ce corps amenuisé mais disponible, apte à une survie rêvée, bien que peu probable.

On peut toujours tout dire, en somme. L'ineffable dont on nous rebattra les oreilles n'est qu'alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut dire l'amour le plus fou, la plus terrible cruauté. On peut nommer le mal, son goût de pavot, ses bonheurs délétères. On peut dire Dieu et ce n'est pas peu dire. On peut dire la rose et la rosée, l'espace d'un matin. On peut dire la tendresse, l'océan tutélaire de la bonté. On peut dire l'avenir, les poètes s'y aventurent les yeux fermés, la bouche fertile.

On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d'y penser. Et de s'y mettre. D'avoir le temps, sans doute, et le courage, d'un récit illimité, probablement interminable, illuminé –clôturé aussi, bien entendu- par cette possibilité de se poursuivre à l'infini. Quitte à tomber dans la répétition et le ressassement. Quitte à ne pas s'en sortir, à prolonger la mort, le cas échéant, à la faire revivre sans cesse dans les plis et les replis du récit, à n'être plus que le langage de cette mort, à vivre à ses dépens, mortellement.

Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? Et auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaire ?Le doute me vient, dès ce premier instant, cette première rencontre avec des hommes d'avant, du dehors –venus de la vie, à voir le regard épouvanté, presque hostile, méfiant du moins, des trois officiers.

Ils sont silencieux, ils évitent de me regarder.

Je me suis vu dans leur œil horrifié pour la première fois depuis deux ans. Ils m'ont gâché cette première matinée, ces trois zigues. Je croyais en être sorti, vivant. Revenu dans la vie, du moins. Ce n'est pas évident. A deviner mon regard dans le miroir du leur, il ne semble pas que je sois au-delà de tant de mort.

Une idée m'est venue, soudain –si l'on peut appeler idée cette bouffée de chaleur, tonique, cet afflux de sang, cet orgueil d'un savoir du corps, pertinent-, la sensation, en tout cas, soudaine, très forte, de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l'avoir traversée. D'avoir été, plutôt, traversé par elle. De l'avoir vécue, en quelque sorte. D'en être revenu comme on revient d'un voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut-être.

J'ai compris soudain qu'ils avaient raison de s'effrayer, ces militaires, d'éviter mon regard. Car je n'avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l'avais pas évitée. Je n'y avais pas échappé. Je l'avais parcourue, plutôt, d'un bout à l'autre. J'en avais parcouru les chemins, m'y étais perdu et retrouvé, contrée immense où ruisselle l'absence. J'étais un revenant, en somme.

Cela fait toujours peur, les revenants.

Soudain, ça m'avait intrigué, excité même, que la mort ne fût plus à l'horizon, droit devant, comme le butoir imprévisible du destin, m'aspirant vers son indescriptible certitude. Qu'elle fût déjà dans mon passé, usée jusqu'à la corde, vécue jusqu'à la lie, son souffle chaque jour plus faible, plus éloigné de moi, sur ma nuque.

C'était excitant d'imaginer que le fait de vieillir, dorénavant, à compter de ce jour d'avril fabuleux n'allait pas me rapprocher de la mort, mais bien au contraire m'en éloigner.

Peut-être n'avais-je pas tout bêtement survécu à la mort mais en étais-je ressuscité : peut-être étais-je immortel, désormais. En sursis illimité, du moins, comme si j'avais nagé dans le fleuve Styx jusqu'à l'autre rivage.

Ce sentiment ne s'est pas évanoui dans les rites et les routines du retour à la vie, lors de l'été de ce retour. Je n'étais pas seulement sûr d'être vivant, j'étais convaincu d'être immortel. Hors d'atteinte, en tout cas. Tout m'était arrivé, rien ne pouvait plus me survenir. Rien d'autre que la vie, pour y mordre à pleines dents. C'est avec cette assurance que j'ai traversé, plus tard, dix ans de clandestinité en Espagne. (…)

Mais je suis encore dans la lumière du regard sur moi, horrifié, des trois officiers en uniforme britanniques.

Depuis bientôt deux ans, je vivais entouré de regards fraternels. Quand regard il y avait : la plupart des déportés en étaient démunis. Eteint, leur regard, obnubilé, aveuglé par la lumière crue de la mort. La plupart d'entre eux ne vivaient plus que sur la lancée : lumière affaiblie d'une étoile morte, leur œil.

Ils passaient, marchant d'une allure d'automates, retenue, mesurant leur élan, comptant leurs pas, sauf aux moments de la journée où il fallait justement le marquer, le pas, martial, lors de la parade devant les SS, matin et soir, sur la place d'appel, au départ et au retour des kommandos de travail, ils marchaient les yeux mi-clos, se protégeant ainsi des fulgurances brutales du monde, abritant des courants d'air glacial la petite flamme vacillante de leur vitalité.

Mais il était fraternel, le regard qui aurait survécu. D'être nourri de tant de mort, probablement. Nourri d'un si riche partage."

Jorge Semprun - L'écriture ou la vie

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7 juin 2011 2 07 /06 /juin /2011 07:05


A tous les enfants qui sont partis le sac à dos
Par un brumeux matin d'avril
Je voudrais faire un monument
A tous les enfants
Qui ont pleuré le sac au dos
Les yeux baissés sur leurs chagrins
Je voudrais faire un monument
Pas de pierre, pas de béton
Ni de bronze qui devient vert
Sous la morsure aiguë du temps
Un monument de leur souffrance
Un monument de leur terreur
Aussi de leur étonnement
Voilà le monde parfumé,
Plein de rires, plein d'oiseaux bleus
Soudain griffé d'un coup de feu
Un monde neuf où sur un corps
qui va tomber
Grandit une tache de sang
Mais à tous ceux qui sont restés
Les pieds au chaud, sous leur bureau
En calculant le rendement
De la guerre qu'ils ont voulue
A tous les gras tous les cocus
Qui ventripotent dans la vie
Et comptent et comptent leurs écus
A tous ceux-là je dresserai
Le monument qui leur convient
Avec la schlague, avec le fouet
Avec mes pieds avec mes poings
Avec des mots qui colleront
Sur leurs faux-plis sur leurs bajoues
Des larmes de honte et de boue.

Boris Vian, A tous les enfants
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7 juin 2011 2 07 /06 /juin /2011 07:00


Ils cassent le monde
En petits morceaux
Ils cassent le monde
A coups de marteau
Mais ça m'est égal
Ca m'est bien égal
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j'aime
Une plume bleue
Un chemin de sable
Un oiseau peureux
Il suffit que j'aime
Un brin d'herbe mince
Une goutte de rosée
Un grillon de bois
Ils peuvent casser le monde
En petits morceaux
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
J'aurais toujours un peu d'air
Un petit filet de vie
Dans l'oeil un peu de lumière
Et le vent dans les orties
Et même, et même
S'ils me mettent en prison
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j'aime
Cette pierre corrodée
Ces crochets de fer
Où s'attarde un peu de sang
Je l'aime, je l'aime
La planche usée de mon lit
La paillasse et le châlit
La poussière de soleil
J'aime le judas qui s'ouvre
Les hommes qui sont entrés
Qui s'avancent, qui m'emmènent
Retrouver la vie du monde
Et retrouver la couleur
J'aime ces deux longs montants
Ce couteau triangulaire
Ces messieurs vêtus de noir
C'est ma fête et je suis fier
Je l'aime, je l'aime
Ce panier rempli de son
Où je vais poser ma tête
Oh, je l'aime pour de bon
Il suffit que j'aime
Un petit brin d'herbe bleue
Une goutte de rosée
Un amour d'oiseau peureux
Ils cassent le monde
Aves leurs marteaux pesants
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez, mon coeur

.

BORIS VIAN

 

 

A.C

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3 avril 2011 7 03 /04 /avril /2011 14:09

 

( Source : Droit de cités )

. Traduits de l’allemand par Chantal Tanet et Michael Hohmann

.

Was es ist

.

Es ist Unsinn

sagt die Vernunft

Es ist was es ist

sagt die Liebe

.

Es ist Unglück

sagt die Berechnung

Es ist nichts als Schmerz

sagt die Angst

Es ist aussichtslos

sagt die Einsicht

Es ist was es ist

sagt die Liebe

.

Es ist lächerlich

sagt der Stolz

Es ist leichtsinnig

sagt die Vorsicht

Es ist unmöglich

sagt die Erfahrung

Es ist was es ist

sagt die Liebe

.
.

 

Ce que c’est

.

C’est du non-sens

dit la raison

C’est ce que c’est

dit l’amour

.

C’est de la malchance

dit le calcul

Ce n’est rien que douleur

dit la peur

C’est sans issue

dit le bon sens

C’est ce que c’est

dit l’amour

.

C’est ridicule

dit l’orgueil

C’est insouciant

dit la prudence

C’est impossible

dit l’expérience

C’est ce que c’est

dit l’amour

.
.
.
.

.Denn

.

Denn

ist das Alpha

und das Omega

.

Denn am Anfang

Denn ich habe Hunger

Denn ich habe Angst

.

Denn ich bin da

Denn ich will leben

Denn ich liebe

.

Denn in der Mitte

fragt

„Wie lange denn noch ?“

.

Denn in der Mitte

fragt :

„Wozu denn das alles ?“

.

Denn am Ende

wird nicht einmal sagen

„So stirb denn“

.

.

Car

.

Car

c’est l’alpha

et l’oméga

.

Car au commencement

Car j’ai faim

Car j’ai peur

.

Car je suis là

Car je veux vivre

Car j’aime

.

Car à mi-chemin

demande

« Encore donc combien de temps ? »

.

Car à mi-chemin

demande

« À quoi bon donc tout ça ? »

.

Car à la fin

ne dira pas même

« Eh bien meurs donc »

.

.

.

Die Letzten werden die Ersten sein

.

Weil die vorigen Dinge noch nicht

genau untersucht sind, wendet

sich der Gewissenhafte

den vorvorigen zu

.

Doch der Gewissenlose

übt schon Kunstgriffe, um die nächsten

und übernächsten Dinge

in den Griff zu bekommen

.

Der Gewissenhafte

hat mittlerweile entdeckt

daß der Schlüssel

zu den vorvorigen Dingen

.

in älteren Dingen liegt

die noch vor diesen Dingen waren

oder noch tiefer in deren

Vorvorbedingungen

.

Der Gewissenlose aber

macht raschere Fortschritte. Deshalb

wird er vielleicht uns alle

und auch den Gewissenhaften

.

schon zu den letzten Dingen

gebracht haben, lange bevor

der Gewissenhafte

die tiefsten Wurzeln des Übels

.

das den Gewissenlosen

gewissenlos werden ließ

zurückverfolgt hat

bis zu den ersten Dingen

.
.

Les derniers seront les premiers

.

Parce que les choses passées ne sont pas encore

précisément examinées,

l’homme de conscience se tourne

vers celles qui les ont précédées

.

Mais l’homme sans conscience

se sert déjà d’artifices

pour se saisir des choses à venir

et des suivantes

.

L’homme de conscience

a entretemps découvert

que la clé d’accès aux choses d’avant

les choses passées

.

se trouve dans des choses

plus anciennes encore

ou plus profondément encore

au sein

de ce qui les a précédées

.

Mais l’homme sans conscience

va beaucoup plus vite

se pourrait-il

qu’il nous conduise tous

.

nous et l’homme de conscience

à la fin des fins, bien avant

que l’homme de conscience

ait remonté

.

jusqu’au commencement

le fil des profondes racines du mal

qui ont fait perdre la conscience

de l’homme sans conscience

 

 

 

A.C

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3 avril 2011 7 03 /04 /avril /2011 11:04

Encredemer
Encredemer
par mercure-mot-chrome.over-blog.com

 

 

 

 

 

La mer est jeune, quel âge a-t-elle

Elle est ce mur horizontal

où s'appuyer quand rien ne va

Et rien ne va plus trop

souvent

Cette béquille infatiguable

qui n'en finit pas de jeter

sa parabole au fond des sables

Dans le coeur mat d'un coquillage

On l'entend encore chanter

 

Poèmes bleus, Georges Perros

 

A.C

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25 mars 2011 5 25 /03 /mars /2011 15:50

Pygmalion et Galatée, Jean-Léon Gérôme

 

 

 

 

 

 

Etrange ballet entre deux êtres   

 

Le mythe de Pygmalion et de Galatée, qu'est-il aujourd'hui ?

 

Il nous donne à penser que tout amour engendre des miracles, en tant que don gratuit, n'attendant aucun retour et respectant l'intégrité de l'autre. C'est aussi en créant Galatée que l'amour vient à Pygmalion...Pygmalion, mentor, sage, éducateur, ou misogyne , il en devient de plus en plus humain, au point que sa statue prend vie, défiant les lois de la nature et de la vraissemblance. Toute forme de créativité fait naître à l'intérieur de soi les plus hauts sentiments, les plus grands accomplissements. Ce mythe incite à recevoir puis à se libérer des modèles pour trouver un chemin inédit, en créant les propres règles dans le domaine qui passionne. La créativité comme l'amour est possible en laissant derrière soi ce qui est normé, logique et en suivant son coeur. Plus nous créons, plus nous aimons ?...

 

A.C                                                                                           

 

 

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