Excusez-moi, je suis un peu essoufflé !
Je viens de traverser une ville où tout le monde courait.
Je ne peux pas vous dire laquelle…
Je l’ai traversée en courant !
Lorsque j’y suis entré, je marchais normalement,
Mais quand j’ai vu que tout le monde courait…
je me suis mis à courir comme tout le monde sans raison !À un moment, je courais au coude à coude avec un monsieur.
Je lui dis :
— Dites-moi… Pourquoi tous ces gens-là courent-ils comme des fous ?
— Parce qu’ils le sont ! Vous êtes dans une ville de fous ici… Vous n’êtes pas au courant ?
— Si, Si, des bruits ont couru !
— Ils courent toujours !
— Qu’est-ce qui fait courir tous ces fous ?
— Tout ! Tout ! Il y en a qui courent au plus pressé. D’autres qui courent après les honneurs… Celui-ci court pour la gloire… Celui-là court à sa perte !
— Mais pourquoi courent-ils si vite ?
— Pour gagner du temps ! Comme le temps, c’est de l’argent, plus ils courent vite, plus ils en gagnent !
— Mais où courent-ils ?
— À la banque ! Le temps de déposer l’argent qu’ils ont gagné sur un compte courant… et ils repartent toujours courant, en gagner d’autre !
— Et le reste du temps ?
— Ils courent faire leurs courses… au marché !
— Pourquoi font-ils leurs courses en courant.
— Je vous l’ai dit… parce qu’ils sont fous !
— Ils pourraient tout aussi bien faire leur marché en marchant… tout en restant fous !
— On voit bien que vous ne les connaissez pas ! D’abord le fou n’aime pas la marche…
— Pourquoi ?
— Parce qu’il la rate !
— Pourtant, j’en vois un qui marche !
— Oui, c’est un contestataire ! Il en avait assez de courir comme un fou. Alors il a organisé une marche de protestation !
— Il n’a pas l’air d’être suivi ?
— Si, mais comme tous ceux qui le suivent courent, il est dépassé !
— Et vous, peut-on savoir ce que vous faîtes dans cette ville ?
— Oui ! Moi j’expédie les affaires courantes. Parce que même ici, les affaires ne marchent pas !
— Et où courez-vous là ?
— Je cours à la banque !
— Ah !… Pour y déposer votre argent ?
— Non ! Pour le retirer ! Moi je ne suis pas fou !
— Mais si vous n’êtes pas fou, pourquoi restez-vous dans une ville où tout le monde l’est ?
— Parce que j’y gagne un argent fou !… C’est moi le banquier !…
Raymond Devos
Les Effarés
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond,
À genoux, cinq petits, - misère ! -
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond...
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l'enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein.
Et quand pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain ;
Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées,
Et les grillons ;
Quand ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits plein de givre,
- Qu'ils sont là, tous,
Collant leur petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,
Mais bien bas, - comme une prière....
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,
- Si fort, qu'ils crèvent leur culotte,
- Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d'hiver...
Arthur Rimbaud
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